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L’évasion de Frédéric-César de La Harpe

Une nuit de juillet 1800, Frédéric-César de La Harpe, personnalité politique vaudoise de l’époque, s’est évadé de Payerne. Jean-Luc Chaubert, enseignant retraité et écrivain, nous livre ici la confession du sergent Crausaz sur ces événements qui feront date.

L’Hôtel de l’Ours vers 1820 (litho), d’où s’évada de La Harpe (en médaillon) en 1800. L’hôtel, au milieu du XIXe siècle, a reçu un étage supplémentaire avec un nouveau toit. Le bâtiment a été démoli en 1954 et a cédé sa place à l’Innovation. Actuellement le bâtiment abrite le restaurant La Scala, entre autres.Photo collection stégigraphic payerne

Un  Récit De Jean-luc Chaubert

Un Récit De Jean-luc Chaubert

28 juillet 2022 à 02:00

«De mes années de hussard au service des milices du Pays de Vaud, confessait le sergent Louis-Auguste Crausaz, un des plus forts souvenirs restera cette nuit du 2 au 3 juillet de l’année 1800.

Certes, dans l’exercice de ma fonction, ma conscience avait été quelquefois ébranlée entre morale et application de la loi. Quand il s’est agi de passer les menottes à un simple chapardeur et de le traîner hors de son misérable logis sous le regard d’une femme et d’enfants faméliques et blêmes. Ou de jeter dans un cachot une tapineuse chétive qui avait dérobé quelques batz dans la poche de la redingote d’un bourgeois pervers.

Mais lors de l’épisode de juillet 1800, je me suis senti encore davantage tiraillé entre le strict respect aux ordres que m’imposait ma fonction et une inclination de plus en plus vive pour les idées révolutionnaires qui se mettaient à courir dans le Pays de Vaud depuis la fin du XVIIIe siècle.

Qui était Frédéric-Césarde La Harpe?

Ce sentiment était né des discours que l’on m’avait rapportés du principal instigateur d’un Etat de Vaud libre: Frédéric-César de La Harpe. Enfant de Rolle, patriote fervent, il avait très mal vécu l’occupation du Pays de Vaud par les Bernois. Mis en relation avec la tsarine Catherine II par l’un des proches de cette dernière, La Harpe s’était rendu à Saint-Pétersbourg en 1784, où l’impératrice, séduite par les idées — justice et bonheur des peuples — et la personnalité du Vaudois, lui avait confié l’éducation de ses petits-fils, Alexandre et Nicolas, sur lesquels il a exercé une forte influence. De retour au pays, emballé par la Révolution française, il avait courageusement dénoncé la domination bernoise et exigé des droits politiques pour les Vaudois. Après la prise de la ville de Berne par les troupes françaises, La Harpe et ses amis avaient imposé l’idée d’une République helvétique unitaire. Il était alors devenu membre du Directoire helvétique en 1798, et je me suis réjoui de voir naître sous son influence une Suisse moderne avec le suffrage universel, l’égalité devant la loi, la liberté de pensée. Mais ses idées déplaisaient aux conservateurs, qui reprochaient au nouveau régime d’être trop centralisateur et sous l’emprise de la France. Désavoué, le Directoire avait été dissous en janvier 1800. Les adversaires de La Harpe ont alors fait croire à un complot contre Bonaparte dans lequel le Vaudois aurait trempé, et obtenu qu’il soit traduit devant le Tribunal du canton de Berne.

L’arrestation

Quand, au matin du 2 juillet, le lieutenant Weber nous a convoqués, le caporal Cherpillod et moi, dans son bureau, j’ai tout de suite senti au son de sa voix qu’un événement important se produisait.

— Messieurs, a-t-il lancé d’un ton martial que l’on ne lui connaissait que rarement, une mission des plus délicates nous attend. Et c’est parce que j’ai une totale confiance en vous que nous allons l’accomplir ensemble. Ordre nous a été envoyé de Berne de procéder à l’arrestation de Frédéric-César de La Harpe.

Sans doute le sang a-t-il afflué à mon visage et j’ai dû alors faire un énorme effort pour contenir ma réaction. Nous nous sommes brièvement regardés, Cherpillod et moi, puis d’une seule voix nous avons répondu:

— A vos ordres, mon lieutenant.

Une surveillance discrète exercée depuis plusieurs jours avait permis de savoir que La Harpe dînait ce jour-là avec ses amis Secrétan et Bergier au domicile de ce dernier, à la rue de Bourg à Lausanne. Notre arrivée en ce début d’après-midi ensoleillé ne s’est par contre pas faite dans la discrétion. Les bruits des sabots des chevaux et des cercles du fiacre, puis de nos bottes sur les pavés, ont attiré les habitants de la rue aux fenêtres, et bientôt une foule s’est amassée devant la maison de Bergier. La Harpe, qui avait compris que toute échappatoire était impossible, ne s’est pas rebellé. Il s’est laissé conduire, dignement, entre Cherpillod et moi, dans les escaliers puis devant la foule silencieuse. Il a confié sa femme et sa mère à ses deux amis avant de monter dans la voiture. Le cocher a alors fouetté ses chevaux et la berline, escortée par quatre chasseurs sur leur coursier, s’est élancée à travers la ville vers la route de Berne.

Le voyage vers Berne

Le lieutenant Weber avait pris place à côté de La Harpe, Cherpillod et moi étions assis en face d’eux. Notre jeune officier s’est montré fort obligeant avec son prisonnier et lui a même exprimé son regret de devoir accomplir une telle mission. En cette fin d’après-midi d’été, la chaleur dans la berline était accablante, le lieutenant et Cherpillod se sont assoupis. Aussi, alors que la voiture roulait vers la Broye, avons-nous échangé quelques regards avec La Harpe, et sans doute a-t-il pu lire un certain embarras sur mon visage. Nous sommes arrivés en début de soirée à Moudon, où nous devions changer d’attelage. Le lieutenant Weber nous a alors donné l’ordre de sortir avec notre détenu afin de nous dégourdir les jambes, puis de nous restaurer. Des paysans de toute la contrée, accourus pour la foire, animaient encore les pintes et les rues de la ville. Le nom du prisonnier conduit entre deux hussards a rapidement été ébruité. Une foule s’est rassemblée devant l’auberge où nous mangions, et des cris ont fusé: «Vive La Harpe! Vive La Harpe!» Sur le perron, alors que les gens assemblés s’étaient tus, stupéfaits de voir le libérateur du Pays de Vaud entre deux hommes en armes, comme un malandrin, La Harpe a répondu: «Citoyens, pas de rumeur! Vive la République et ses lois».

Arrêt à Payerne

La nuit était tombée lorsque la calèche roulait à vive allure vers Payerne. A l’approche de Boulex, La Harpe s’est tourné vers la fenêtre du fiacre et a semblé scruter les environs, visibles sous le clair de lune. J’ai appris plus tard qu’il connaissait bien la cité de la reine Berthe puisqu’il y avait logé à plusieurs reprises et qu’il y avait des amis sur lesquels il pouvait compter. Nous avons franchi la porte de Glatigny pour entrer dans la ville, où un nouveau relais était prévu. Nous nous sommes arrêtés devant l’Hôtel de l’Olivier, nouveau nom donné à l’Hôtel de l’Ours au lendemain de la Révolution vaudoise. La Grand-Rue était calme et seulement quelques curieux se sont approchés de la calèche pour voir qui allait en sortir. Nous avons escorté La Harpe jusqu’à la salle à manger du premier étage, où le patron de l’établissement, confus, nous a informés qu’il n’avait pas de chevaux à disposition.

La fuite

Le lieutenant Weber, qui avait reçu l’ordre d’arriver à Berne dans la nuit avec notre prisonnier, nous a alors confié la garde de ce dernier et s’est mis en recherche d’un attelage avec l’aubergiste. Cherpillod était en faction devant la porte du salon, La Harpe s’est assis auprès d’une table et je faisais les cent pas autour de la pièce, jetant de temps en temps un coup d’œil par les fenêtres afin de m’assurer que rien ne se tramait à l’extérieur. Tandis que La Harpe sirotait le café noir qui lui avait été servi, j’ai remarqué qu’il observait une tapisserie suspendue au fond de la pièce. Lors du bref échange de regards que nous avons eu ensuite, sans doute la pensée d’une issue et d’une fuite possible a-t-elle traversé simultanément nos esprits à cet instant. Peu après, Cherpillod, au garde-à-vous sur le seuil de la pièce, m’a interpellé:

— Sergent! Deux citoyens de Payerne demandent à voir notre prisonnier. Ils prétendent qu’il leur a rendu un service et qu’ils veulent lui témoigner leur reconnaissance.

— Les avez-vous fouillés? Pas d’armes?

— Non, sergent. Et ils me paraissent être d’honnêtes gens. La Harpe, qui s’était levé, s’est adressé aux deux hommes:

— Perrin et Golliez, deux amis payernois qui ont la courtoisie de venir me serrer la main. Permettez qu’ils viennent jusqu’à moi!

J’ai fait signe aux deux individus qu’ils pouvaient entrer et me suis placé près de la porte pour échanger quelques mots avec Cherpillod, qui s’était avancé au fond du couloir afin de vérifier que les deux Payernois n’étaient pas suivis de complices. Je suis resté volontairement le dos tourné à la pièce, ai entendu quelques murmures derrière moi, ai attendu encore un bref instant, avant de faire demi-tour. Feignant la consternation, j’ai alors appelé Cherpillod:

— Caporal! Vite! Les trois hommes ont disparu!

Nous avons rapidement fait le tour de la pièce, ouvert les armoires, vérifié la fermeture des fenêtres. Cherpillod a alors soulevé la tapisserie, qui dissimulait une porte donnant sur le bureau de l’aubergiste. De là, La Harpe et les deux Payernois avaient gagné l’escalier de service et filé vers l’extérieur. Arrivés dehors, nous avons juste aperçu trois ombres qui tournaient au coin de l’abbatiale et dévalaient le Poyet.

Vous imaginez sans difficulté la suite. Alerté, le lieutenant Weber est entré dans une colère que nous ne lui avions jamais connue. Il a aussitôt fait passer l’ordre que toutes les issues de la ville soient immédiatement fermées. Mais, je l’ai su plus tard, Perrin était un proche du gardien de la porte d’Estavayer, qui a entrebâillé un des vantaux, et les fuyards ont disparu entre les fermes de Vuary. La Harpe a ensuite traversé la plaine dans la nuit étoilée, se dissimulant dans un buisson à chaque fois qu’il croyait entendre des cavaliers à sa poursuite. Puis il a marché au bord du lac pour arriver à l’aube à Yvonand, où un pêcheur l’a emmené sur la rive neuchâteloise. Et enfin, de Vaumarcus, où il a pu se restaurer avec les quelques louis qu’il avait en poche, il s’est remis en chemin et, par le Val-de-Travers, a gagné la France amie.

Cherpillod et moi avons été mis à pied et affectés à des tâches de soin des chevaux. Mais notre exclusion de la troupe a heureusement pris fin en 1803 avec la création d’une armée vaudoise.

Quelques années plus tard, à l’occasion de la fête du Tirage, j’ai rencontré François Perrin, devenu syndic de Payerne. Nous n’avons pas parlé de la nuit du 2 juillet de l’année 1800. Mais il est des poignées de main et des regards qui en disent davantage que des paroles. Et sans doute à ce moment-là, comme peut-être La Harpe, entre deux négociations à Paris, à Vienne ou à Moscou, avons-nous eu à l’esprit la vision de la tapisserie du salon de l’Hôtel de l’Olivier.»

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