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Octobre 1475: Estavayer brûlait

Voici un nouveau chapitre de l’histoire broyarde livré avec précision et un brin d’imagination par Jean-Luc Chaubert. L’enseignant retraité et écrivain revient sur un pan sanglant du passé staviacois, avec l’attaque en 1475 des armées confédérées.

Les Confédérés en marche vers Grandson en 1476.

Jean-luc  Chaubert

Jean-luc Chaubert

27 octobre 2022 à 02:00

Anselme terminait la traite du matin quand le bruit d’une cavalcade l’attira hors de l’étable. A travers les écheveaux de brume que tentaient de dissiper les premiers rayons du soleil, il put apercevoir un groupe de cavaliers en armes qui filaient au galop en direction d’Estavayer. Peu après, il vit des colonnes de piquiers et de hallebardiers avancer au pas de charge tandis que le son lugubre des cors, rappelant les mugissements des taureaux d’Uri, résonnait dans la plaine. Quelques instants plus tard, une épaisse fumée s’éleva au-dessus de la ville: le château de Chenaux était en feu. Anselme déposa en hâte son seillon sur la table de la cuisine et courut rejoindre les villageois de Sévaz qui s’étaient rassemblés sur le parvis de la chapelle Saint-Nicolas, pétrifiés, les yeux remplis de terreur à la vision de l’incendie. De là, il entendit les hennissements des chevaux, les craquements des poutres dans le brasier et les cris d’effroi des Staviacois qui montaient au milieu des flammes.

Intrigues de cours, bruitsde guerre

Comme la plupart des habitants de la Broye, Anselme ignorait tout de ce qui se tramait dans les cours d’Europe depuis quelques mois. On ne connaissait rien dans nos chaumières des intrigues du successeur à Dijon de Philippe le Bon, le fougueux Charles de Bourgogne. Allié de la famille de Savoie qui régnait sur nos contrées, celui que l’on surnommait le Téméraire rêvait de constituer un nouveau royaume entre la France et l’Allemagne. Une ambition qui inquiétait fortement le roi de France Louis XI. Ce dernier, bien que rusé — ses adversaires voyaient en lui une araignée tissant sa toile de tous côtés — mais ruiné par la guerre de Cent Ans, n’avait pas les moyens d’attaquer son puissant vassal bourguignon. Il persuada alors les Confédérés que le duc Charles, dont les territoires avoisinaient la Suisse, constituait une menace pour eux. Aussi, en août 1475, au prétexte que des mercenaires italiens passaient par le Pays de Vaud pour rejoindre les troupes de Charles le Téméraire, les Bernois s’emparèrent d’Aigle. Puis, à la suite d’incidents en Alsace, territoire allié des Suisses, un héraut vint de Berne présenter au bout d’une lance la déclaration de guerre des Confédérés au duc de Bourgogne alors que ce dernier assiégeait la ville de Neuss en Rhénanie. Le 14 octobre, les fantassins bernois, armés de leurs longues piques, entraient dans Romont, avant de fondre le même jour sur Avenches, Payerne et Estavayer.

Estavayer en feu

A la vision de la ville en flammes, Anselme pensa aussitôt à sa tante Jehane, à qui il rendait visite chaque dimanche après la messe, lui apportant une douzaine d’œufs, deux miches de pain et une poule pour ses repas de la semaine. Impotente, elle se traînait de sa couche à la table de sa cuisine où elle passait ses journées à casser des noix pour l’huilerie voisine de la rue des Moulins. «Il faut la sortir de là», se dit le jeune homme. N’écoutant que son courage, il traversa en courant bosquets et champs qui séparaient Sévaz des murs de la ville voisine. La bataille faisait rage de part et d’autre des remparts où la garnison locale offrait encore un semblant de résistance aux assaillants. Mais les Confédérés en nombre, armés de couleuvrines, de mortiers et de bombardes aux boulets de fer de trois livres, eurent tôt fait de s’emparer de la ville, de la mettre à sac et de massacrer ses habitants.

A distance, Anselme vit que des arbalétriers et des piquenaires aux lances de quatre mètres terminées par une flèche à double tranchant avaient pris position devant la porte du Camus et qu’il ne lui serait pas possible de pénétrer dans la cité par ce côté. Il dévala donc la pente pour joindre le bord du lac et la petite porte de la Rochette, d’où chaque jour avant l’aube, les pêcheurs gagnaient leurs embarcations. De là couraient du lac vers la ville des habitants affolés portant cruches et bassines qu’ils s’en allaient déverser en vain sur les brasiers. En quelques enjambées, Anselme gravit les marches des Egralets. Dans les ruelles, le spectacle était effroyable: fantassins boutant le feu aux masures, archers prenant pour cibles les fuyards, cadavres gisant sur le sol.

Un déserteur

Alors que des flèches enflammées avaient atteint le chaume du toit de la maison de Jehane, Anselme poussa du pied la porte et trouva sa tante comme à l’accoutumée, à sa table de travail, devant un monceau de noix. Il n’eut pas le temps de prononcer trois mots qu’elle lui désignait d’un geste péremptoire l’angle de la pièce où se trouvait le bahut de chêne. Dans l’encoignure, Anselme aperçut une silhouette humaine. Il crut d’abord qu’il s’agissait d’un pèlerin que sa tante hébergeait parfois et qui, terrorisé, s’était réfugié dans ce coin de cuisine sombre. Mais voyant que l’homme serrait de ses mains tremblantes un casque sur son ventre, il comprit que c’était un soldat. Et quand ce dernier prononça quelques paroles, il comprit que c’était un Confédéré. Un très jeune guerrier, un adolescent peut-être. Jehane, qui avait appris avec ses hôtes les langues germaniques avait recueilli sa confidence. «C’est un Bernois. Il a été entraîné contre son gré à venir guerroyer chez nous. Mais il dit ne pas vouloir faire du mal. Il a demandé à se cacher ici.»

Ils accostèrentprès d’Autavaux

De l’extérieur parvenaient les cris des combattants, les hurlements des blessés, le bruit sourd des charpentes incendiées qui s’effondraient. «Il faut sortir de là», se répéta Anselme. «Le soldat va m’aider à te conduire jusqu’au port», dit-il à sa tante qui traduisit l’ordre au jeune Confédéré qui s’exécuta. Anselme et le Bernois, la vieille tante suspendue entre leurs épaules, se frayèrent un passage dans le nuage de suie et de poussière où des lanciers pourchassaient les derniers défenseurs de la cité. Dans l’agitation trouble du sauve-qui-peut où l’on percevait parfois dans des corps-à-corps l’éclair d’une dague ou d’un couteau de boucherie, ils gagnèrent la porte de la Rochette. Puis ils pataugèrent longuement dans les roseaux où ils découvrirent une barque abandonnée. Ils accostèrent près d’Autavaux d’où ils gagnèrent, à travers champs et bosquets, le village de Sévaz.

A la tombée du jour, devant la chaumière d’Anselme, au milieu des villageois réunis, alors que dans le ciel d’Estavayer sang et cendre semblaient se mêler, la vieille Jehane, prenant par la main son neveu et le soldat confédéré, tint ces paroles prophétiques: «Il faudra bien un jour que ces violences cessent et que nous vivions ensemble. Mais la miséricorde de Dieu semble épuisée. Garçons, vous avez montré aujourd’hui ce que peuvent être des humains. Continuez à être des artisans de la paix.»

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