Logo

Actualité

Que se passait-il derrière les rideaux fermés de la maison d’Arnay?

Pour ce nouveau chapitre historique, Jean-Luc Chaubert, enseignant retraité et écrivain, évoque les amours secrètes d’une reine dans la maison de la famille d’Arnay. Il met en lumière le parcours atypique d’une valeureuse gouvernante moudonnoise.

La maison d’Arnay où naquit Louise est située à la rue du Château, à Moudon. En médaillon, la reine Frédérique de Suède y vécut de brûlantes heures d’amour. PHOTOS JL CHAUBERT/DR

Jean-luc  Chaubert

Jean-luc Chaubert

15 septembre 2022 à 02:00

Les maisons ont leur histoire, les demeures ont leurs secrets. A Moudon, si vous montez la rue du Château, de la ville basse en direction du bourg, vous remarquerez d’abord sur votre gauche la maison médiévale, dite «des Etats de Vaud» puis quelques mètres plus haut à droite, une grande bâtisse à l’avant-toit proéminent, au cintre lambrissé, qui rappelle les maisons bernoises, d’où le nom qui lui est attribué. Ses murs épais ont dissimulé une intrigue amoureuse restée confidentielle deux siècles durant avant de fuiter vers le clavier du soussigné.

La maison de la famille d’Arnay.

Entre la fin du XIVe siècle et le début du XVe, les Cerjat, seigneurs de Combremont, ont réuni plusieurs bâtiments contigus, puis, en 1646, le propriétaire d’alors, le diacre Tacheron, a fait réaliser une nouvelle charpente et une façade, côté rue, pour donner à l’habitation son aspect actuel.

Au XVIIIe siècle y vit la famille d’Arnay, et en 1755 y naît Louise-Emilie qui va connaître un destin peu ordinaire pour une fille de chez nous.

Entourée de pasteurs et de gens lettrés — un oncle est professeur d’éloquence à l’Académie de Lausanne —, la jeune Louise, studieuse et appliquée, fait l’admiration de son entourage par son intelligence, son sérieux et son savoir. Les nombreuses relations de son grand-père, ministre de camp lors de la guerre de Villmergen, lui ouvrent les portes de grandes demeures du pays où ses talents de gouvernante sont très appréciés.

Louise à la cour de Suède.

Des lettres de recommandation élogieuses conduiront Louise jusqu’à la cour de Suède où, en 1797, elle entre au service de la reine Frédérique-Wilhelmine, qui vient d’épouser le roi Gustav IV. La jeune souveraine, arrivée au palais royal à l’âge de 16 ans, jeune fille prude, issue d’une famille protestante de Bade, découvre à Stockholm une cour aux mœurs très libres. A peine un an plus tard, elle donne naissance à un fils et a besoin du soutien de Louise qui devient très vite sa confidente. Les deux femmes ont connu une même éducation, elles se parlent en allemand, aussi Frédérique se sent-elle plus proche de sa gouvernante que des autres membres de la cour. Louise a 42 ans, elle a déjà une grande expérience de la vie et des habitudes de la noblesse, elle n’ignore rien de ce qui se passe dans les alcôves du palais. Elle prend le temps d’écouter la jeune reine, elle trouve les mots qui la réconfortent et lui procure les conseils qui la mettent plus à l’aise dans son rôle de première dame du royaume.

Gustav IV destitué.

En 1809, suite à l’humiliante défaite de son armée face aux troupes russes, la Suède doit céder au tsar la moitié de son territoire. Gustav IV doit alors abdiquer. Frédérique est déchue de son rang et assignée à résidence dans la banlieue de Göteborg mais elle fera en sorte que sa fidèle gouvernante reste à ses côtés. Les anciens souverains s’exilent ensuite à Karlsruhe où l’ex-roi est toujours aussi volage. Les relations entre Gustav et Frédérique se dégradent. Le couple divorce en 1812.

L’exil lausannois

Dans toutes les épreuves qu’elle traverse, Frédérique trouve en Louise un indéfectible soutien. Et lorsque la gouvernante, qui approche de la soixantaine, envisage de rentrer dans son pays de Vaud, Frédérique lui propose de la suivre dans sa retraite. Grâce aux relations de la famille d’Arnay, l’ancienne souveraine peut s’installer à la maison de Villamont, une des magnifiques résidences de campagne des hauts de la ville de Lausanne.

Malgré la compagnie de Louise qui l’emmène parfois à Moudon, qui lui fait la conversation, qui l’entraîne dans des balades au bord de la Broye ou de la Bressonnaz, Frédérique s’ennuie. Ses enfants sont restés en Allemagne, ses déboires à la cour de Suède l’ont éloignée de sa sœur aînée, l’épouse du tsar Alexandre de Russie, et elle s’est brouillée avec son frère, admirateur de Napoléon qu’elle considère comme un parvenu.

Une idylle romanesque

Et c’est alors que se noue une liaison amoureuse des plus surprenantes. Certes, on connaît les contes où le prince épouse la bergère, les histoires narrant les amours d’une reine et de son écuyer, ou encore les récits des aventures galantes d’une ministre avec son garde du corps. Mais l’épisode, longtemps connu de Louise seulement, n’a pas fait le tour des chancelleries ni alimenté les colonnes des gazettes populaires. Qui d’ailleurs aurait pu imaginer la vertueuse Frédérique, qui se refusait à son roi de mari par peur de tomber une nouvelle fois enceinte, dans les bras d’un jeune avocat à Moudon?

Pour régler les problèmes financiers de sa maîtresse, Louise a conduit cette dernière auprès d’un homme de loi fraîchement émoulu dans son étude en ville de Moudon. Tout semble opposer le jeune homme et l’ex-souveraine: elle a trente-cinq ans, lui dix de moins, elle est acquise aux opinions et aux préoccupations des souverains d’Europe, elle réprouve et craint les idées de la Révolution française alors que le fougueux avoué vibre aux théories de Mirabeau, de Robespierre et de leurs disciples vaudois. De plus, la beauté de Frédérique est éblouissante alors que le jeune homme émacié et pâlot semble flotter dans son costume sombre.

Et pourtant, au retour d’une promenade, la dame qui a régné sur la Suède confie à sa gouvernante qu’elle est éperdument amoureuse de son homme de loi et lui demande en rougissant d’héberger leur idylle dans la demeure de la famille d’Arnay.

Et dès lors, derrière les rideaux tirés du deuxième étage de la maison dite bernoise, la reine déchue de Stockholm et le jeune avocat aux idées révolutionnaires ont vécu de brûlantes heures d’amour, dont seule Louise a ouï les soupirs. Il est arrivé quelquefois que les deux amants, en escapade nocturne sur les rives de la Mérine, soient surpris par une averse soudaine. La fidèle gouvernante courait alors à leur rencontre, un large parapluie à la main pour abriter leur retour, et le lendemain avant l’aube elle accompagnait l’avocat dissimulé sous une large cape jusqu’aux escaliers de la poterne, d’où il gagnait discrètement son bureau.

La reconnaissance d’une reine

Peu après la mort de Louise, en 1816, on a pu voir la souveraine en pleurs sur la tombe de sa gouvernante, amie et confidente, après qu’elle y eut fait planter un saule pleureur et un rosier blanc. Les habitants de Moudon, émus par le témoignage de gratitude et d’affection d’une grande dame d’Europe pour Louise, ont fait graver une stèle que l’on peut encore voir à l’intérieur de l’église Saint-Etienne, à Moudon. On y lit: «L’an MDCCCXVI, et le 14 octobre, Frédérique-Wilhelmine-Dorothée, reine de Suède a signalé d’une manière bien touchante la constance de ses attachements, sa passion pour le vrai mérite. Elle est venue arroser de ses larmes ce tombeau, ce rosier, blanc, ce saule pleureur qu’elle a fait planter, illustrant ainsi à jamais la mémoire de son ancienne gouvernante Louise d’Arnay.»

Ce contenu provient de notre ancien site web. Il est possible que sa mise en page ne soit pas idéale. En savoir plus