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un soir de 1917, au Vully

A la veille de Noël, l’imagination de Jean-Luc Chaubert, enseignant retraité et écrivain, nous emmène sur les coteaux vulliérains. Nous sommes en 1917, les soldats suisses veillent au grain, non loin des grottes. Tout à coup, quelques notes de musique…

Poste d’observation de l’armée suisse en 1914.archives J.-L. Chaubert

Jean-luc  Chaubert

Jean-luc Chaubert

22 décembre 2022 à 01:00

Alors qu’en cette fin du mois d’octobre 1917, en Artois, en Champagne ou dans les Flandres, artilleries française et allemande pilonnaient les fantassins de l’autre camp retranchés dans leurs abris souterrains, que des bataillons de poilus et de Prussiens s’affrontaient dans un déluge de feu et d’acier, que les sinistres croix de bois s’alignaient tout au long des chemins, des soldats de l’armée suisse battaient la semelle dans les deux cents mètres de galeries creusées dans la molasse du Mont-Vully, loin du bruit et de la fureur d’une guerre qui se passait ailleurs. Une centaine d’hommes, enveloppés dans leur longue capote bleu foncé et coiffés d’un képi de cuir à pompon, scrutaient le lac de Morat et ses environs paisibles, astiquaient leurs mitrailleuses ou leurs gamelles, faisaient et refaisaient l’inventaire de leur barda.

Dans la cuisine excavée à coups de pioche dans la roche, les cuistots s’activaient pour faire flamber des bûches de fayard sous le chaudron de la soupe de midi. Sur le coup des dix heures, le capitaine rassemblait la troupe: «En colonne par deux. Direction Sur le Mont. En avant marche!» Arrivée au sommet de la colline, la compagnie défilait devant les casemates, d’où des soldats de la garnison brocardaient leurs camarades: «Ah! Les marmottes sont sorties de leur trou!» ou encore: «Eh, on va boire l’apéro sur la colline?» Puis, une fois les troufions arrivés sur le terrain d’exercice, les caporaux se mettaient à hurler leurs ordres: «Demi-tour à gauche! Halte! Déposez arme! Portez arme! En avant marche! Pas cadencé! Formez escouade! Plus vite que ça!» Et il fallait courir en avant, en arrière, mettre baïonnette au canon du fusil, se jeter à terre, ramper avec sac et arme sur le sol parfois boueux ou gelé.

De la vie de salon aux contraintes de l’armée

Jean-David avait dû se résigner à accepter cette discipline puisqu’on n’avait plus voulu de lui à la fanfare militaire. La transition entre les salons des hôtels de Montreux et de Villars, dont il animait les soirées au sein d’un quatuor de cuivres, et la cour de la caserne avait déjà été pénible à vivre pour le jeune homme. Trop souvent en retard à l’appel du matin, interprétant de manière par trop fantaisiste les partitions militaires, désinvolte dans les défilés: «Très doué mais trop artiste», avait résumé de manière laconique l’adjudant lors de son renvoi. Alors son transfert dans une compagnie de mitrailleurs confinée dans ce qu’il appelait «les catacombes des pioupious» avait été plus éprouvant encore.

Un soir, en manque de musique, trop impatient de retrouver son instrument, Jean-David a retiré sa trompette de la chemise propre dans laquelle il l’avait secrètement emballée. Et, debout au fond d’une des galeries des Roches Grises, il s’est mis à jouer. Or, dans ces boyaux de pierre, les mélodies de Vivaldi et de Bach ont pris des sonorités étonnantes, faites d’échos, d’accords étranges, de dissonances. Les soldats, tirés de leur partie de jass ou de la lecture de la dernière lettre de leur fiancée, ont accouru de tous les couloirs de la forteresse, puis sont restés figés, bouche bée, à l’écoute de ce concert irréel, délirant, stupéfiant. Le deuxième morceau à peine achevé, les applaudissements ont crépité. Mais ils ont été abruptement interrompus par l’arrivée du sergent-major: «Non, mais ça va pas? Qu’est-ce que c’est que ce chahut? Vous vous croyez au carnaval?»

Et Jean-David, un brin dépité mais pas mécontent d’avoir vécu ce sublime moment musical, s’est vu infliger deux week-ends de garde.

En quête de musique

A sa première permission, deux semaines plus tard, il est descendu au village. Alors que ses camarades se précipitaient vers la pinte ou dans les caves des vignerons, le soldat musicien a déambulé dans le village, tendant l’oreille, en quête d’un chant de mésange ou d’un féminin frou-frou. Aux alentours de l’école, il a capté les notes échappées d’un piano par une fenêtre entrouverte du rez-de-chaussée. Il s’est approché sans bruit, il a écouté un instant l’Ariette de Mozart, puis il a sorti la trompette qu’il tenait bien au chaud sous son chandail et s’est mis à improviser sur la mélodie. Une jeune femme, aux nattes châtain et aux doux yeux bruns, s’est alors tournée vers Jean-David, qui s’était accoudé sur le rebord de la croisée: «C’était magnifique! Merci pour votre accompagnement! s’est exclamée l’institutrice avec un généreux sourire. «Entrez donc, monsieur le militaire! Et rejouons un petit air!»

Le duo a alors enchaîné des pièces de Chopin, d’Offenbach et de Saint-Saëns, et un nouveau rendez-vous musical a été convenu, dans le caveau familial de l’enseignante.

Pour Jean-David, durant la semaine qui a suivi, les moments passés à cirer ses godasses, à brosser ses bandes molletières au fond de la grotte à la lueur d’une bougie et les heures à courir en long et en large sur le pré de la colline ont paru moins rebutants. Le soir, couché sur sa paillasse, la tête posée sur sa musette, il répétait dans sa tête les mélodies qu’il projetait de jouer avec l’institutrice.

Mélodies en sous-solpour une nuit folle

Le dimanche suivant, avec une certaine fébrilité, il a frappé à la porte de la maison vigneronne, serrant son instrument contre son cœur. C’est le père de l’institutrice, un homme au visage rond et jovial, qui l’a accueilli:

— Ah, c’est toi le Roméo à la trompette qui viens jouer à la fenêtre des écoles! On se réjouit d’entendre le concert! Mes garçons sont en train de descendre le piano à la cave! Ma fille a parfois des projets étonnants, mais quand elle a une idée dans la tête! Sa sœur cadette accorde son violon. Entrez! En attendant que ces demoiselles soient prêtes, vous prendrez bien un verre de blanc?

Tandis que le vigneron remplissait les verres, les deux filles lançaient quelques phrases musicales sur lesquelles Jean-David a aussitôt laissé s’envoler les notes de son pavillon de cuivre. Les deux frères se sont mis à frapper en rythme sur des seillons de vendange et la musique a vibré sous les voûtes de la cave. La mère a déposé une corbeille de bricelets sur le piano tandis que le père tirait le vin blanc au guillon. Cantiques, airs classiques et ritournelles se sont succédé dans des rythmes de plus en plus effrénés. Attirés dans le cellier par les accords envolés du soupirail, des voisins et quelques soldats battaient des mains sans relâche. Puis un jeune homme du village s’est joint aux musiciens avec sa clarinette, et la musique a ruisselé dans les oreilles et le vin a coulé dans les gosiers. Ewntre les fûts de chêne et les vieux murs de pierre, les sons et les mélodies ont pris des couleurs inhabituelles mais chatoyantes, grisantes, et les cœurs ont vibré jusqu’à tard dans la nuit.

Historiens et musicologues s’accordent pour situer la naissance du jazz au début du XXe siècle à La Nouvelle-Orléans. Mais savent-ils qu’il est sans doute né aussi en 1917, dans une cave du Vully?

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